EDITORIAL
LE DOCTEUR NE PREND PLUS DE NOUVEAUX PATIENTS...
Extrait des annales de dermatologie, juillet 2023, par le Pr Cribier.
« Le docteur ne prend plus de nouveaux patients », c’est ce qu’entendent aujourd’hui beaucoup de patients dans de très nombreux cabinets médicaux. Comment en est-on arrivé là ?
La première fois que j’ai entendu cette formule, c’était en janvier 2003 quand la secrétaire de mon patron, Edouard Grosshans, disait au téléphone pour la première fois « le professeur ne prend plus de nouveaux patients », oui certes, mais il partait à la retraite au mois de juillet. C’était donc bien compréhensible.
Depuis, l’eau a coulé sous les ponts et il est devenu de plus en plus difficile de trouver des dermatologues qui acceptent de nouveaux patients. Les raisons en sont multiples.
Tout d’abord, le nombre de dermatologues a très nettement baissé en France. Ceci alors qu’il y a une demande croissante du public pour de petits gestes d’exérèse ou de destruction, pour l’examen systématique des « grains de beauté » et autres demandes de vérification ou de bilan, notamment avec les messages de prévention omniprésents. N’oublions pas non plus le vieillissement de la population, qui augmente mathématiquement la prévalence des cancers cutanés. Il y a donc clairement une inadéquation entre l’offre et la demande qui se traduit par une grande frustration, de la colère ou une franche agressivité.
Pour donner un exemple précis, il y avait lorsque j’ai débuté mon clinicat, en 1992, plus de 45 dermatologues à Strasbourg, contre 18 sur Doctolib aujourd’hui si on exclut les remplaçants. Toujours en Alsace, toutes les petites villes autour de Strasbourg (et plus loin en Alsace) avaient leur dermatologue, voire leurs dermatologues ; aujourd’hui ce n’est plus le cas dans plusieurs d’entre elles. Strasbourg est une ville universitaire qui a formé de nombreux spécialistes par la voie du certificat d’études spéciales (CES). Ceci a été vrai partout en France. Le CES n’étant pas un concours, il n’y avait aucune régulation du nombre de spécialistes diplômés par cet examen. Comme on le sait, ce mode d’entrée dans la spécialité a disparu en 1984. Depuis, seul l’internat permet d’accéder à la spécialité de dermato-vénéréologie.
Malgré la disparition des CES, le nombre d’internes n’a pas augmenté, loin de là. C’est l’observatoire national de la démographie des professionnels de santé (ONDPS) qui, en discussion avec le ministre, fixe les quotas annuels d’internes de DES (diplôme d’études spécialisées) qui auront accès à la spécialité, sous la forme d’une parution au JO en juillet : ce nombre est d’environ 100 par an actuellement, ce qui fait qu’on a environ 450 internes dans la spécialité en 2022-2023. Pour donner un autre exemple alsacien, lorsqu’on avait des réunions administratives pour parler du nombre d’internes à former, on a longtemps souligné que la dermatologie et la gastro-entérologie étaient les deux spécialités où le taux de renouvellement était le plus faible, en comparant le nombre des internes formés et les prévisions de départ à la retraite. Ainsi, une grande génération de dermatologues anciens CES a pris sa retraite ou est en train de le faire ; il n’y aura bientôt plus que des anciens internes sur le marché, qui sont plus rares qu’ils n’étaient autrefois.
Avec la réforme de l’internat, on peut déterminer à l’avance combien de dermatologues vont être formés, ce qui n’était pas le cas dans l’ancien système, la règle étant alors 3 à 4 semestres de dermatologie pour pouvoir être qualifié ; il n’y avait donc pas de certitude de pouvoir valider la spécialité in fine.
Désormais, tout est clair : on peut parfaitement projeter dans le temps le nombre de postes à publier, puisque le choix de la spécialité se fait avant le début de l’internat. On peut donc faire clairement de la prospective et calculer le ratio prévisible du nombre de médecins par habitant. Or, pour beaucoup de spécialités, le robinet est très peu ouvert et la dermatologie en fait partie. Toujours pour citer l’Alsace, depuis des années tout le monde s’accorde sur la nécessité d’avoir quatre nouveaux internes en formation chaque année, y compris les autorités hospitalières et administratives (notamment l’agence régionale de santé [ARS]), mais chaque année ce nombre est réduit à trois sur des critères qu’on ne comprend pas toujours très bien.
Il est vrai que dans un pays où l'on manque beaucoup de médecins généralistes — au point que pour beaucoup de patients il devient difficile d’avoir un médecin traitant —, les autres spécialités ne sont pas forcément privilégiées dans le choix des effectifs.
On a sans doute aussi une mauvaise image de la dermatologie qui apparait comme une spécialité superficielle, ne rendant pas beaucoup de services en termes de santé réelle. On aimerait que les décideurs viennent passer un peu de temps dans des services de dermatologie pour se rendre compte de ce qu’est notre spécialité, qui comprend évidemment beaucoup de maladies graves et de maladies chroniques ou difficiles à traiter, lesquelles ont un impact sur la qualité de vie supérieur à celui de nombreuses maladies prises plus au sérieux. La dermatologie dispose désormais de nombreux traitements innovants dont l’efficacité est sans commune mesure avec celle d’il y a 30 ans quand on avait beaucoup plus de dermatologues. On peut désormais soigner des maladies inflammatoires sévères et réfractaires. On est donc loin de l'image d’une médecine superficielle : plus de traitements, plus de malades à traiter, de la cancérologie et des maladies très lourdes.
Aujourd’hui, pour les malades qui ne sont pas citadins, il faut souvent faire des dizaines de kilomètres pour arriver à une consultation de dermatologie. Ces problèmes sont multipliés dans les grandes régions comme dans le sud et le centre de la France, où le chemin à parcourir est bien plus long qu’en Alsace que je connais mieux.
On est obligé ainsi de constater qu’il n’y a plus assez de médecins en France, de spécialistes en médecine générale, comme dans beaucoup d’autres disciplines. Autant il est difficile d’adapter le nombre total de médecins à la population avec les aléas de la formation, autant pour une spécialité de si faible effectif que la dermatologie, le nombre d’entrées dans la spécialité chaque année donne une image très exacte de la projection qu’on peut faire sur les 30 ans à venir.
On a certes supprimé le numerus clausus, ce qui augmentera globalement le nombre de médecins, mais il est peu probable que la dermatologie en bénéficie grandement. Ce serait pourtant une nécessité. N’oublions pas que les dermatologues ont une activité chirurgicale importante, qui rend de grands services à la population, pour un tarif dans l’ensemble très raisonnable et avec une efficience remarquable. Nous avons aujourd’hui des dermatologues ayant une formation plus complète, notamment instrumentale et chirurgicale, ce qui n’était pas du tout le cas au début des années 1980.
Une des conséquences de cette baisse importante d’effectif est économique : autrefois à Strasbourg, quand un jeune dermatologue voulait ouvrir un cabinet en médecine libérale, il y avait plusieurs années de vache maigre. Ainsi, les anciens chefs de clinique tenaient beaucoup aux vacations qui leur étaient accordées en priorité, leur permettant de débuter leur carrière. Il fallait quelques années avant d’avoir une patientèle importante. A ce moment évidemment, très peu de délai d’attente pour les patients et tout le monde souhaitait au contraire prendre le plus de nouveaux patients possibles. C’était l’époque où l'arrêt de son activité s’accompagnait d’une reprise/rachat de la patientèle, voire du cabinet lui-même, ce qui était une sorte d’assurance retraite. Ceci a logiquement tout à fait disparu. Plus personne ne reprend de cabinet. Les dermatologues qui quittent leur activité ont parfois bien du mal à orienter les patients qu’ils arrêteront de suivre. Aujourd’hui, tout a changé : un jeune dermatologue qui s’installe a instantanément des mois de rendez-vous entièrement pris et, rapidement, on arrive à la saturation.
Le deuxième phénomène dont on n’a pas encore bien mesuré l’impact est le choc des générations. Le numerus clausus est une chose, le nombre d’internes qui entrent dans la spécialité en est une autre, mais la façon de travailler une fois installé ne peut pas être prévue par des éléments comptables administratifs. Il y a 30 ans, beaucoup de médecins travaillaient avec une amplitude horaire très large cinq jours par semaine (voire ouvraient des consultations le samedi matin). Aujourd’hui, légitimement, les jeunes médecins qui commencent leur activité ne veulent plus travailler comme leurs ainés. Il est rare désormais que quelqu’un travaille cinq jours par semaine et tout aussi rare de trouver des médecins qui travaillent le samedi matin. La société a changé profondément et plus personne n’accepte ce qui semblait naturel il y a 30 ans. La quantité de patients vus par jour ou par mois n’est plus la priorité et c’est heureux en un sens. Il est parfois difficile pour la génération de médecins qui a dépassé 60 ans de comprendre celle qui en a 35 aujourd’hui et plus encore celle des 25 ans. Le rapport au travail a changé, chez les médecins comme dans toutes les professions. On voit ceci a l’intérieur des familles : les générations actuelles veulent préserver leur vie sociale et familiale, sans que le travail n’y tienne une trop grande place comme chez leurs parents.
Tous ces éléments combinés expliquent pourquoi aujourd’hui les carnets de rendez-vous des dermatologues sont plus que pleins et qu’il devient très difficile de rajouter des nouveaux patients, même si certains continuent à le faire au prix d’un allongement des délais, afin d’éviter que tout une partie de la population ne soit privée d’accès aux soins.
Il n’y a évidemment pas de solution miracle a tout cela. Parmi les choses indispensables, l’augmentation du nombre des dermatologues en formation semble cruciale. Il faudra aussi un jour prendre à bras le corps le problème des rendez-vous non honorés, non décommandés, les « PVPP » (« pas venu, pas prévenu »). Le nombre de ces créneaux non occupés rapporté à l’échelle nationale donne le vertige. Il faudra d’une façon ou d’une autre tout faire pour éviter cette situation catastrophique qui fait qu’on a parfois deux à quatre rendez-vous non honorés dans la journée (et c’est bien plus à l’hôpital), alors que les délais d’attente sont de six mois.
Ainsi avec le temps, une grande partie des patients, qui traditionnellement se tournaient vers la médecine libérale, ont commencé à aller vers les consultations hospitalières faute d’avoir des rendez-vous. Le délai de rendez-vous dans notre service est passé comme en milieu libéral à six mois, voire plus pour certains praticiens.
Oui, le docteur ne prend plus de nouveaux patients. Mais c’est de plus en plus difficile. Il est probable que le moment actuel soit le plus difficile à passer (creux de la vague démographique) et que les choses pourraient s’améliorer dans les années à venir. En attendant, la profession se mobilise activement : des solutions, des propositions (exercice de groupe, maisons de santé, essor de la téléexpertise, etc.) sont mises en place mais elles n’auront effet que plus tard.
Tout n’est pas perdu !